Travail social et loyautés familiales

 

TRAVAIL SOCIAL ET LOYAUTES FAMILIALES

JEAN PIERRE PIQUEMAL

Mots clefs : conflits de loyauté, travail social, famille, loyautés invisibles, divorce, séparation, familles recomposées, externalisation, ubipartisme, génogramme imaginaire, isomorphisme.

 

 

Les conflits de loyauté sont inévitables, ils ne ressortent pas du domaine des pathologies individuelles ou familiales. A moins d’avoir fait le choix d’être un ermite, tout le monde est engagé dans des relations multiples : famille, belle famille, travail, amis … et donc confronté à des attentes, des demandes multiples et contradictoires. Dans le travail social, notre « lecture » de ces phénomènes va conditionner notre inervention. Comme dans de nombreux domaines de l’intervention sociale, il est avantageux de regarder le comportement sous l’angle des intentions. L’intention pouvant être positive et le comportement problématique. Quand l’enfant dit à son beau père ou à ses patents adoptifs «  Ferais-tu pareil avec moi si j’étais vraiment ton fils ? » ou « Tu n’as rien à me dire tu n’es pas mon père. », il remet bien sûr en cause l’autorité du parent de substitution, mais il est aussi dans une loyauté vis à vis de son géniteur. De même, les personnes qui sont coupées de tout liens avec les groupes auxquels elles appartiennent pour des raisons diverses risquent de rester en loyauté avec le système original en rejetant les valeurs ou les institutions de leur milieu d’accueil, ce qu’on voit souvent chez les adolescents issus de la migration ou adoptés venant de cultures différentes. L’approche contextuelle parle ici de loyautés invisibles. Notre perception de la situation et donc notre façon de travailler sera modifiée par le regard que nous porterons sur ces situations.

C’est en réalisant à quel point les notions de justice et d’équité étaient importantes dans les relations familiales que Boszormenyi-Nagy a compris que la loyauté jouait un rôle primordial dans les familles.

Il serait chimérique de croire que le travailleur social, à l’occasion d’un entretien, d’un génogramme, peut comprendre, déchiffrer les phénomènes de loyauté familiales. Il percevra bien les phénomènes de répétition, mais sans pouvoir appréhender sa valeur dans le contexte familial : la valeur de ce qu’une personne fait pour une autre, et de ce que l’autre fait pour elle est totalement subjective. Bien présomptueux serait le travailleur social qui voudrait déterminer qui a raison ou tord, qui doit faire des efforts, qui doit lâcher prise. Ce positionnement est non seulement inopérant mais renforce souvent le lien de dépendance au symptôme. Il est impossible pour l’observateur extérieur d’établir objectivement ce qui constitue un comportement loyal ou ce qui constitue une trahison et de comprendre la notion d’équité qui traverse les loyautés familiales. Nous avons tous rencontré, professionnellement ou pas, ces situations où deux personnes ne se parlent plus depuis des années et souffrent de cette rupture, chacune estimant que l’autre doit faire le premier pas ! Seul un dialogue entre les membres de la famille permettra d’établir dans quelle mesure les uns ont répondu aux attentes des autres ou non.

Certains conflits de loyautés sont inévitables, c’est le cas dans les situations de divorce, de séparation, de familles recomposées.

Dans les clivages de loyauté que l’on rencontre souvent dans les situations de couples séparés conflictuels, l’enfant est privé de toute chance de résoudre les conflits de loyauté puisque aucune des solutions qu’il pourrait envisager pour rester loyal vis-à-vis des deux parents n’est recevable pour eux. L’enfant, confronté à l’impossibilité de répondre aux attentes d’un parent sans trahir l’autre, peut devenir dépressifs, ou avoir recours au passage à l’acte. Les adolescents peuvent essayer de sortir de l’impasse en se montrant aussi déloyaux envers un des parents qu’envers l’autre : violence à l’égard des deux parents, fugues, refus de communiquer avec eux et/ou l’intervenant ou utilisation des drogues, comme s’ils cherchaient à instaurer une équité en décevant de manière égale les deux parents.

Les loyautés familiales peuvent aussi exister par rapport à des personnes disparues comme cette petite fille de six ans dont la maman était décédée dans un accident de la route et qui disait à sa grand-mère « Dis mamie, si je travaille bien à l’école, est ce que maman reviendra ? »

Dans les interventions sociales ou thérapeutiques, des conflits de loyauté peuvent apparaitre chez l’enfant ou adolescent lorsque l’investissement émotionnel avec l’intervenant est vécu comme menaçant par rapport au lien émotionnel avec le/les parents ou quand les attentes des intervenants et celles des parents sont divergentes, dissonantes ou paraissent incohérentes.

Les institutions ne sont pas exemptes de source de conflits de loyauté :

Sylvie Perdriolle, magistrate, ancienne présidente d’une chambre de la famille à la cour d’appel de Paris, ancienne Directrice de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) dans son article « Conflit parental et conflit de loyauté : pour un usage raisonné de l'audition de l'enfant », montre comment l’audition de l’enfant par le juge peut être partie prenante de ces clivages de loyauté :

« Les juges constatent que la demande de l’enfant parvient dans la plupart des cas par l’intermédiaire de l’un des parents. Parfois, la lettre de l’enfant arrive directement sur le bureau du juge, mais l’enfant a dû être informé avant par un de ses parents, ou par chacun de ses parents du conflit qui les oppose et les anime jusqu’à demander au juge de trancher leurs débats. Quand il fait une demande d’audition, cette demande est, de ce fait, souvent aussitôt perçue comme une prise de position pour ou contre l’un des parents.

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Comment s’exprimer sans froisser l’un ou l’autre des parents ? C’est très souvent l’enjeu pour ces enfants de leur audition. Dire sans trop dire. »

 

Aujourd’hui, la multiplication des professions dans le social aboutit trop souvent à une atomisation des interventions, créant encore plus de confusion pour des personnes en difficultés. Chacun vient au travail avec ses valeurs, ses croyances, sa spécialité, son angle d’analyse et de vue. L’usager, la famille, les jeunes peuvent être confrontés à des demandes divergentes, parfois contradictoires avec les valeurs de la famille. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause cette spécialisation des intervenants sociaux, qui est une richesse, mais d’en atténuer les risques en passant de la pluridisciplinarité à la transdisciplinarité.

Lorsque différentes institutions interviennent avec leurs doctrines, leurs contraintes, leur orthodoxie, leurs règles forcément différentes, l’imbroglio des loyautés peut devenir prodigieux. Rebecca Attias, psychologue clinicienne à l’hôpital Delafontaine à Saint de Denis, a écrit un article intitulé : « Kimamila ? ». Elle propose, à travers l’étude du cas d’un enfant pris dans un conflit de loyauté, de voir comment cette problématique trouve un écho dans sa prise en charge par diverses institutions qui se trouvent prises elles-mêmes dans ce conflit. Il sera mis en évidence l’influence des jugements sur la cure et l’état de l’enfant. Ils agissent comme répétitions traumatiques, dans l’après-coup d’un traumatisme initial vécu par l’enfant.

Ce phénomène d’isomorphisme, bien connu des systémiciens, renforce les souffrances des usagers et le désespoir des intervenants.

 

Ces phénomènes de loyautés relèvent de la relation, des interactions dans la famille ou le contexte, c'est-à-dire qu’ils relèvent aussi de la compétence de l’intervention sociale. Dans un premier temps, il est utile de déceler, discerner les conflits de loyauté et lire, appréhender les comportements problématiques dans ce contexte. Dans un deuxième temps, se demander que faire avec, avec qui, dans quelles conditions.

Catherine Ducommun-Nagy : (psychiatre, thérapeute familial, formée en Suisse, professeure associée dans le département du couple et de la famille de la Drexel University à Philadelphie et présidente de l’Institute for Contextual Growth à Glenside (PA), fondé par Iván Böszörményi-Nagy.) pose comme principe :
«  Ce n’est pas aux enfants qu’il incombe de trouver une solution aux conflits de loyautés qu’ils rencontrent. Cette responsabilité incombe à leurs parents et à tous les adultes qui sont responsables de les élever, qu’ils soient parents d’accueil, éducateurs ou enseignants. C’est à eux d’anticiper les difficultés que leurs choix peuvent entraîner pour les enfants dont ils ont la charge. Il serait injuste d’obliger les enfants à trouver des solutions aux dilemmes que les adultes n’ont pas été capables de résoudre. Ceci équivaudrait à une parentification. »

C’est donc généralement avec les adultes et les enfants concernés que nous allons travailler, nous verrons aussi dans les cas où cela n’est pas possible, quelles pistes de travail nous avons dans la rencontre individuelle.

Tout d’abord, comme tout travail social, cela suppose que la première phase de l’intervention sociale création du « liant », de l’affiliation soit réalisée. Pour plus de précisions sur cette phase, je vous renvoie à « Mandat, travail social, famille » (www.ipec-formation.fr).

 

Pistes de travail :

 

-         Quand le ou les parents sont dépendants de la présence de l’enfant : comment les parents peuvent accepter une autonomie de l’enfant si celui-ci donne un gage de loyauté. Par exemple, des parents peuvent consentir au départ de l’enfant si celui-ci, en échange, les assure de sa loyauté en fixant des dates de retour, des moments de téléphone etc.…

-         Dans le cas de loyautés invisibles par rapport à une culture (adoption, migration), le jeune peut accepter de conserver ou d’adopter certaines coutumes en échange de la possibilité d’en avoir d’autres.

-         En séance avec toute la famille, l’intervenant va d’abord reconnaître le droit à chacun à l’équité (ubipartisme) de manière à pouvoir permettre à chacun de découvrir ce qu’il a à gagner en donnant.

-         Avec l’adolescent ou le pré-ado, seul en entretien,

  1. onous pouvons rendre explicite l’implicite (conflit de loyauté). Le reconnaître c’est le valider et dans la mesure où il est qualifié comme un fait relationnel et non un traumatisme ou une pathologie, il n’est plus une fatalité et peut s’ouvrir au changement.
  2. o:
  • l’externalisation,
  • le génogramme imaginaire

-         Sur le plan des phénomènes liées aux multi interventions, il est utile de les analyser du point de vue des objectifs de travail, de reconnaître les contingences des autres institutions et sûrement ce que l’usager / l’enfant a à gagner quand la coopération se met en place.

-         La multiplicité des interventions sociales mérite que la définition des objectifs soit claire, que ces objectifs soient réalisables, concrets et puissent faire l’objet d’une évaluation concrète avec les usagers.

 

Dans les clivages de loyauté, l’intervention sociale est souvent difficile car les parents sont murés dans leur volonté destructrice de l’autre dont les enfants sont le terrain de bataille. Sylvie Perdriolle propose un texte : «Lettre ouverte d’un enfant à ses parents séparés » qui a été et peut être utilisée comme base de travail.

REFERENCES :

Les thérapies brèves, Guillaume Poupard - Virgile Stanislas Martin - Armand Colin, 2012

« Conflit parental et conflit de loyauté : pour un usage raisonné de l'audition de l'enfant », Sylvie Perdriolle Enfances & Psy 3/2012 (n° 56), p. 70-78.
URL : www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2012-3-page-70.htm.
DOI : 10.3917/ep.056.0070.

« Kimamila ? », Rebecca Attias Enfances & Psy 3/2012 (n° 56), p. 98-107.
URL : www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2012-3-page-98.htm.
DOI : 10.3917/ep.056.0098.

« Comprendre les loyautés familiales à travers l'œuvre d'Ivan Boszormenyi-Nagy » - Catherine Ducommun-Nagy », Enfances & Psy 3/2012 (n° 56), p. 15-25. URL : www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2012-3-page-15.htm.
DOI : 10.3917/ep.056.0015.

« Mandat, travail social, famille » Bernadette Herman – Jean-Pierre Piquemal
« L’intervention de crise ou mauvaise nouvelle » Jean-Pierre Piquemal
www.ipec-formation.fr