Equilibre familial avec l'alcool



Trajectoires de vie ou la création d’un équilibre individuel, familial ou de couple avec l’alcool.

 

Conceptualisation d’une méthodologie d’intervention en systémie1.

 

(a) T. SCHWAB, Psychologue, thérapeute familial, formateur IPEC.

(b) J.J ; TILLIER, Psychologue, thérapeute familial, formateur de l’Association IPEC.

 

Quand nous avons commencé à travailler dans le domaine de l’alcoologie (1991), la plupart des équipes semblaient s’accorder sur le fait qu’il est important pour nos patients de passer de la consommation de l’alcool à une vie sans alcool. Cette idée semblait renforcée par l’expérience de certains de nos patients qui revenaient en cure pour avoir re-consommé de l’alcool 15 voire 20 ans après le début d’une vie d’abstinence. A l’époque les professionnels considéraient que cette ré- alcoolisation après tant d’années d’abstinence avait ré enclenché le même mécanisme qu’auparavant. Certaines théories neuro-physiologiques ont tenté de conforter ces constatations et ont proposé un modèle d'intervention basé sur l'arrêt de l'alcool comme condition " in fine" de l'intervention. (Nous rencontrons fréquemment des répétitions de ces mêmes « jeux ».) Or il nous paraît intéressant, après des années d'expérience dans le domaine de l'alcoologie, de proposer une modélisation d'intervention alternative où l'abstinence ne serait qu' une étape d'un processus complexe qui aurait pour finalité de se dégager de l'opposition consommation-abstinence. Par cette tentative de dépassement de cette dualité antagoniste nous sommes à la recherche d'une possible rupture épistémologique et d'une nouvelle orientation des préoccupations thérapeutiques.

Les paradigmes systémiques nous permettent ainsi d'être à la fois en rupture avec la logique sous-jacente à la demande explicite des patients (pourquoi je bois, je ne peux rien y faire, c'est l'habitude…) et en rupture avec la logique causaliste de la recherche des causes, des traumatismes psychologique ayant poussé la personne vers des conduites alcooliques. En ce sens la question du" pourquoi" , bien que nécessaire, va passer au second plan au profit de l'interrogation sur la fonction et le sens du "symptôme alcool" dans la trajectoire de vie du patient. Ce qui nous préoccupe le plus à cet instant sera la question de comment accompagner cette personne dans une nouvelle trajectoire de vie où elle sera partie prenante en tant qu'acteur de cette trajectoire. La perspective systémique et ce mode de penser spécifiques vont nous permettre à la fois de toucher l'émotionnel du sujet et de créer des "lectures" alternatives véritables "objets de rencontre et d'échanges relationnels" basées sur la réciprocité des échanges.

Au début de notre expérience en alcoologie nous avons été souvent désarmés par notre difficultés à nouer des relations fortes avec les personnes alcoolo-dépendantes et les difficultés inhérentes à la problématique alcoolique: le rapport aux émotions et l'expression de leur ressenti, le blocage temporel, la dialectique entre appartenance et identité, le rapport entre phénomènes et règles… et il nous est apparu que l'abord psychanalytique classique ne nous permettait pas de dépasser ces difficultés. Aussi les outils systémiques (comme le jeu de l'oie/Loi, le génogramme, les sculptures, le travail avec les métaphores, le graphique de vie, la chaise vide, le questionnement circulaire…) nous ont beaucoup apportés, en les adaptant quelque peu au contexte spécifique de l'alcoologie. Cette aide nous a permis de passer d'une position thérapeutique basée sur la distance et la neutralité à une position différente que nous appelons « subjectivité méthodique » où notre implication relationnelle et notre créativité sont largement sollicitées dans l'objectif d'une activation et d'une amplification des processus relationnels lors de la séance.

Nous proposerons ci après un exemple clinique qui met bien en évidence 2 aspects significatifs de ces répétitions : le blocage temporel (ou le rapport particulier qu’a la personne alcoolo- dépendante au temps), ainsi que les « règles du jeu ».2 Cet exemple souligne également l’importance de l’environnement (familial ou autre) pour le maintien d’interactions symptomatiques. Nous souhaitons également mettre en évidence le questionnement permanent et une base solide de formation que nécessite le positionnement thérapeutique.

Un exemple : couple A.

Il s’agit d’un couple qui a entre 55 et 60 ans. Monsieur est fréquemment absent du domicile pour raisons professionnelles et/ou pour rencontrer une de ses nombreuses maîtresses. Tous les deux tiennent un discours soixant- huitard où le thème de la « liberté » a une place importante. Nous constatons chez Madame une problématique « abandonnique » , réactivée par les circonstances de la situation actuelle. Elle manque de confiance en elle et en son époux. Madame est venus nous consulter avec une demande particulière: « arrêter l'alcool car son mari ne la supporte plus alcoolisée ». Ceci dénote une demande particulière centrée sur la relation de couple par rapport au produit et à la fonction de ce produit considéré comme le symptôme du fonctionnement conjugal.

Nous avons travaillé avec madame plusieurs situations de son parcours avec l’alcool. Nous en citons ici 2 de ces situations. Dans un précédent article un de nous avait déjà souligné l’importance de la fonction du symptôme ainsi que le bénéfice que peut tirer l’entourage de la consommation d’un produit (Schwab 2003).

La première situation est décrite par madame comme suit : "Je prends de l’alcool le matin pour pouvoir travailler. Je suis seule dans mon atelier." Au fil de l'entretien madame fait état de cette solitude ressentie comme pesante et douloureuse. Avec l'alcool elle a trouvé un compagnon fidèle.

Elle souligne ainsi dans cette situation plusieurs fonctions importantes de l’alcool :

  • se donner du courage, de l'énergie, l'alcool est donc un stimulant ;

  • lui permettre de créer et/ou travailler

  • l'alcool comme bouée pour s'y raccrocher

  • et lui permettre d'exister

A travers les discussions, madame commence à porter un regard différent sur ses conduites d’alcoolisation. D’une stigmatisation personnelle et aussi conjugale elle oriente ses propos vers un discours décentré de ses sentiments négatifs et se met à intégrer les données contextuelles de leur situation de couple.

A la première lecture, nous pourrions penser que le symptôme – les conduites d’alcoolisation – est lié à une problématique individuelle, mais la deuxième situation va nous montrer l’importance du contexte conjugal dans ces conduites individuelles.

La deuxième situation va mettre en évidence le double lien conjugal, carburant de la dynamique relationnelle du couple. Lors de l’entretien madame explique qu’un des moments où elle s’alcoolise c’est lorsque son mari va voir sa maîtresse. Elle met en évidence les fonctions suivantes : l’alcool est un anesthésient de sa douleur morale qui lui permet de supporter et/ou accepter l’insupportable. – Mais de quel insupportable est-il question ? Du fait que son mari la trompe ? Ou qu’elle reste seule, abandonnée ?

Au delà de la supposée acceptation de la situation, pour madame, nous pouvons ressentir sa grande souffrance et le caractère paradoxal de cette situation. « Vous savez, je ne peux pas l’empêcher d’aller voir sa maîtresse, même si j’en souffre, car je ne peux pas le priver de sa liberté. Il serait prêt à rester avec moi, pour moi, mais comment pourrais-je supporter qu’il se prive de sa liberté qui lui est si chère ? Quand il s’en voit/va je bois. »

Madame argumente ainsi son recours à son fidèle compagnon qu’est l’alcool. C’est une situation inextricable, sauf à appréhender le contexte global en terme de relation de couple afin de mettre en lumière les « bénéfices » pour monsieur : « Puisqu’elle boit je peux continuer. » Le comportement de madame sert ainsi de justificatif, ce qui est en plus déculpabilisant pour lui. Soulignons au passage que cette situation permet à monsieur de continuer à consommer du cannabis. Madame en consomme aussi, mais uniquement en présence de monsieur.

Nous mettons en évidence la fonction homéostatique des produits (alcool, cannabis) ou comportements (aventures extra-conjugales) ; rien ne change, les produits, les comportements semblent faire partie de l’équilibre trouvé par ce couple. Nous sommes toujours dans la logique de jeu du couple. Les reproches mutuelles (surtout concernant le passé), l’impuissance à faire des choix renforcent encore le jeu et ses répétitions. Nous assistons là, dans la clinique de ces couples à relations médiatisées par l’alcool, à un blocage temporel où toute évolution est impossible, ou toute tentative de sortie de ce jeu provoque (comme par hasard) la répétition de ces mêmes jeux. Tout cela a aussi une fonction particulière qui est de ne pas s’interroger sur une redéfinition de la nature des relations du couple.

Cette situation nous permet de nous interroger sur la fonction et le sens du symptôme (que sont l’alcool et le cannabis) en tant qu'énergie des dynamiques individuelles et conjugales.

Le symptôme

Le symptôme, dans le cadre de notre travail : une conduite addictive, peut être considéré comme une « tentative de solution », solution certes maladroite, mais adaptée à un contexte où elle prend sens. Elle occupe une place importante dans l’incessante construction de l’équilibre du système (familial ou autre). Le symptôme permet souvent, au moins pendant un certain temps, à l’ensemble des membres du système, de mobiliser une certaine énergie sans réaliser les dimensions cachées de la situation. En replaçant le symptôme dans son contexte, nous soulignons qu’il prend sens pour le patient désigné et pour son entourage. Il permet à la fois le maintien d’un fonctionnement (homéostasie) tout en signalant la nécessité d’un changement. Il s’inscrit ainsi à la fois dans la continuité et dans le changement. Il a valeur de « message » ou « valeur communicationnelle. » Nous l’interprétons comme le signe d’un dysfonctionnement, dysfonctionnement souvent grandissant, voire d’une crise ; comme un passage nécessaire à une autre organisation. R. NEUBURGER (1991) souligne « La survenue de crises signalant la nécessité de changements »

Ainsi le fait de s’exprimer à travers l’acte de boire permet de « dire des choses sans les dire » en donnant la possibilité à tous les membres du système (y compris le patient lui-même) de ne pas voir ou de ne pas entendre.

Le symptôme comporte alors, comme dans d’autres pathologies, des éléments paradoxaux.3 Il contient aussi des aspects communicatifs ou relationnels. Le symptôme est bien basé sur une recherche active, voir un processus dynamique et créatif. Nous constatons aussi que nos patients confondent fréquemment des « niveaux logiques » (terme utilisé d’après B. Russel, repris ensuite par G. Bateson (1977) et P. Watzlawick (1981) par exemple quand ils parlent de leur relation à l’alcool comme « une relation totale ».

Cet acte de boire permet aussi de demander de l’aide et de s’adresser à une structure de soins. Cependant si nous en tant que soignants sous-estimons la valeur relationnelle ou communicationnelle du symptôme, le système retrouve souvent son aspect intemporel, autrement dit, il s’inscrit dans la répétition.

Nous avons réfléchi sur la valeur et le sens du symptôme et constaté que c’est difficile de se limiter à la simple interrogation de la prise de produit. Ceci est souvent que la « porte d’entrée » pour aller plus loin dans l’interrogation.

Le désir d’alcool est toujours le désir d’autre chose, comme nos patients le soulignent en utilisant des expressions comme par exemple « la maîtresse idéale » ou avec plus d’humour : « les verres de contact ».

Fréquemment l’autonomie du sujet est sacrifiée pour l’intérêt et la « survie » du système familial. Nous trouvons souvent le même mécanisme au niveau de la société. En effet, réfléchir, (re-) prendre sa place, occuper une fonction ou (se) poser les bonnes questions (celles qui font évoluer) dérangent souvent. Le passage à un autre niveau d’organisation n’est pas chose facile et ceci quel que soit l’endroit où il se produit (p.ex. en psychothérapie, en famille, dans des groupes d’appartenance, des institutions, dans la société). Nous comprenons mieux ainsi que la phrase souvent prononcée par des gens bien intentionnés : « Il manque de volonté pour arrêter de boire » n’est certainement pas suffisante pour comprendre la complexité de telles situations. Voyons un exemple :

Dans ces situations où toutes les inter-actions entre les conjoints sont caractérisées par le contrôle du niveau des bouteilles d'alcool et de la dramatisation des relations il nous paraît intéressant de prescrire paradoxalement ce comportement tant redouté par la personne alcoolo-dépendante et si vital pour le conjoint. Ainsi dans ce type de situations nous pouvons demander d'établir un rituel où les deux membres du couple vont, à un moment précis de la journée et avec une dramaturgie particulière, contrôler ensemble le niveau des bouteilles d'alcool. Il faut insister sur l'importance de ce rituel pour chacun et pour le couple dans la mesure où il peut y avoir consensus là, où auparavant, il y avait désaccord, conflit et déni.

Ce rituel aura pour fonctions de rassurer madame sur la consommation de son mari ou de son abstinence et permettra à monsieur de diminuer la tension interne de se sentir contrôlé en permanence et de ce fait va lui permettre de se positionner en observateur de ses propres conduites. Une autre fonction importante sera aussi de permettre au couple de se focaliser sur ce rituel et non plus sur la méfiance et la suspicion. L'établissement de ce rituel peut permettre au couple de prendre de la distance avec le produit alcool et/ou de dé-rigidifier la l'attitude face à l'alcool. (Ce qui ne signifie pas autoriser une ré-alcoolisation ou une consommation normale mais de placer la personne alcoolo-dépendante comme acteur au centre de la situation). D'où l'importance de considérer cette intervention comme une première phase du processus thérapeutique avec l'objectif de permettre à la personne alcoolo-dépendante de se dégager dans un premier temps des contraintes, doutes et suspicions qui nourrissent le jeu relationnel entre la personne porteuse du symptôme et son entourage inquiet, angoissé quant à l'éventuelle (souvent perçue comme inéluctable) reprise du symptôme alcool.

En ce sens l'utilisation de la logique paradoxale déjà présente dans la construction du symptôme, comme nous l’avons vu plus haut, nous paraît d'une grande utilité dans le travail thérapeutique dans ce type de situations. Mais plus encore les paradigmes des théories systémiques (en particulier de Bateson dans le domaine de l'alcoologie) nous sont d'une grande aide pour dépasser les conflits liés à d'éventuelles ré-alcoolisation et surtout amener les personnes à s'interroger sur leurs représentations respectives quant au fonctionnement de leur couple et de la place et rôle de l'alcool dans l'histoire de leur relation conjugale. Entre autres à partir de ces aspects (logique paradoxale, paradigmes de Bateson, interrogation des représentations, du positionnement thérapeutique, etc.) nous trouvons l’approche systémique particulièrement riche pour le suivi de patients alcoolo- dépendants.

Peut être que notre rôle en tant que thérapeute est de s'interroger sur la nature de la relation du couple et de leur relation à l'alcool comme tiers dans leur couple plutôt que tenter d'éradiquer l'alcool de l'univers du couple. Là encore les théories systémiques et constructivistes nous permettent, en tant que thérapeutes, d'accompagner l'émergence des ressources internes de la personne et de son entourage et de consolider le processus de changement en cours. Nous pourrions dire que notre intervention thérapeutique va consister en une mise en interrogation du processus engagé par le couple plutôt qu'une interrogation des origines de ce symptôme que sont les conduites d'alcoolisation. Ce choix thérapeutique permet au système thérapeute-famille de ne plus se focaliser sur les origines des conduites d'alcoolisation mais de créer les conditions d'un changement de la nature du jeu relationnel du couple et de favoriser l'émergence et l'amplification des ressources internes des personnes et du système familial et/ou conjugal. Cette perspective permet de passer d'une logique causaliste (où la détermination de l'origine des causes avec la recherche d'un traumatisme vont être considérées comme les déclencheurs des conditions d'une alcoolisation à l'âge adulte) à une logique circulaire de la prise en compte du sens et de la fonction du recours aux conduites d'alcoolisation. Et ceci dans la dynamique relationnelle de la personne avec son entourage mais aussi dans son organisation psychique interne. Ce recadrage du thérapeute vise à traiter le symptôme-alcool comme tiers relationnel et peut ainsi permettre à la personne d'occuper sa place de sujet, acteur de la démarche thérapeutique.

Avec la perspective systémique et constructiviste, nous voyons là pour nos patients et leur entourage une formidable possibilité de passer à un autre niveau de compréhension, un méta- niveau. C’est justement en fonction de la position que nous prenons en tant que thérapeutes à ce moment précis que nous créons des conditions afin que le « joueur » puisse quitter sa place pour faire émerger le sujet. Le patient peut aussi reconnaître et différencier l’espace thérapeutique de l’espace personnel, c’est alors une démarche vers l’autonomie. C’est lui qui devient acteur de son histoire.

Autrement dit, il sort de la « logique de la panne » pour arriver à la logique du choix. (CAILLE, P., REY, Y. 1994) Elargir les possibilités de choix c’est augmenter les espaces de liberté et ainsi les probabilités de changement.

A partir de ces réflexions et de nos expériences cliniques nous avons développé le schéma suivant :

 Le lecteur averti reconnaît ici l’influence de la pensée de chercheurs comme B. Russel, G. Bateson (1977) ou P. Watzlawick (1981) ou encore J.-L. Le moigne (1991) et nous soulignons au passage la nécessité d’une approche pluridisciplinaire à la fois de praticiens et de théoriciens. Cette approche pluridisciplinaire inclut, bien évidemment psychologues et médecins, mais aussi infirmiers, travailleurs sociaux, anthropologues, etc. L’histoire du mouvement systémique nous a montré la richesse de la perception de l’Autre, à condition que chacun puisse reconnaître ses propres limites ; ce qui, bien évidemment, ne s’apprend pas en un week-end, comme certains peuvent le prétendre. Notre formation de psychologues nous ouvre en plus l’approche de la psychopathologie, outil indissociable de notre pratique. L’approche pluridisciplinaire et la dialectique entre théorie et pratique sont pour nous une garantie d’application d’une logique à long terme ; cette logique qui semble actuellement mise à mal par une certaine forme d’uniformisation du monde ainsi que de la vision linéaire et réductrice du monde qui en résulte. A chacun de nous de choisir si nous souhaitons un policier ou un radar à chaque coin de rue (= logique de contrôle ou de réparation de la panne) ou si nous préférons la logique de l’autonomie et de la responsabilité (à la fois individuelle et collective), qui nous amène, ainsi que nos patients à changer les règles du je/jeu.

Effectivement, à notre avis, il est important de bien différencier ces deux types de changement (sans alcool et hors alcool) puisque elles nous entraînent sur des logiques différentes dont la confusion pourrait avoir pour conséquences un rallongement de la démarche thérapeutique ou encore une inscription de nos patients dans des répétitions et la prolongation de leurs souffrances.

Nous préférons pour notre part engager un processus de changement de type 2 qui permet d’inscrire, comme nous l’avons vu plus haut, nos patients dans une démarche vers l’autonomie, tout en s’inscrivant aussi dans une dimension collective. Ce processus est alors possible à condition d’un mouvement dialectique entre les dimensions de l’appartenance et de l’identité4, élément souligné depuis fort longtemps par Philippe Caillé (1989) par exemple quand il parle de l’individu dans le système.

Les théories systémiques nous permettent ainsi d'appréhender la dialectique entre identité et appartenance à son contexte dans la perspective d'une autonomie de la personne en lien avec son groupe d'appartenance. Cette perspective va déterminer chez le thérapeute une implication émotionnelle et une stratégie d'intervention qui nous paraissent efficiente dans la rencontre avec les personnes alcoolo-dépendantes. Considérer la personne alcoolo-dépendante comme acteur de sa démarche, comme collaborateur dans la stratégie thérapeutique va lui permettre d'expérimenter un mode relationnel différent (où craintes et angoisses sont très présentes), va lui permettre de dépasser ces mouvements défensifs si prégnants et favoriser une rencontre émotionnelle authentique avec le système thérapeutique. Cette démarche d'implication active de la part du thérapeute a une fonction contenante très importante et a valeur " d'autorisation" pour la personne alcoolo-dépendante à s'étayer de façon sécure sur le thérapeute et par la suite expérimenter la démarche autonome. Ainsi de nombreuses personnes présentent des difficultés énormes face au silence et aux attentes du thérapeute qui les renvoient au ressenti de leur angoisse, du vide existentiel et de la solitude, ceci nous paraît particulièrement vrai dans les premiers temps de la prise en charge. Dans le cas d'un travail avec un couple, cette position thérapeutique est un des éléments constitutifs d'une alliance souple et multi-partiale avec chaque membre du couple. Travailler avec le partenaire et/ou le système familial n'exclue pas un travail individuel pour la personne porteuse du symptôme alcool; dans ces cas de thérapies conjointes l'intérêt porte, à notre sens, sur la qualité des échanges relationnels entre les thérapeutes, non pas tant dans un partage illusoire des informations mais dans la recherche d'une perception et d'une conceptualisation des thérapies où dominent les points de convergence. Mais cette position suppose que chaque thérapeute abandonne l'illusoire sentiment de toute-puissance et de ses croyances sur son rôle effectif dans les changements intervenant chez la personne alcool-dépendante et/ou son environnement. Pouvons nous aller jusqu'à affirmer que le changement ne se perçoit que dans l'après-coup et que le dernier à s'en apercevoir est …le thérapeute? Cette question, quelque peu provocatrice, laisse supposer que le thérapeute n'accède à la thérapie que lorsqu'il peut laisser de côté toutes ses certitudes théoriques pour faire émerger ses propres résonances ("ce pont unique et singulier" entre 2 personnes, 2 systèmes. cf. Elkaïm M., 1989) dans la rencontre avec la personne et son entourage. (Mais il n'est possible d'abandonner ses certitudes que si elles sont suffisamment solides!) La nécessité d'une formation poussée aux paradigmes des théories systémiques et l'apprentissage à un mode de pensée où domine une logique circulaire et abductive (cf. U. ECO: les limites de l'interprétation, 1990) alliée à un travail de supervision indispensable serviront de socle au thérapeute pour être attentif ensuite aux phénomènes de résonance qui vont être le moteur de l'intervention thérapeutique.

Une des caractéristiques essentielles de la pratique systémique est le travail en co-thérapie pendant la séance (que ce soit 2 thérapeutes dans la salle ou un thérapeute en salle et l'autre observ-acteur derrière la glace sans tain); cette caractéristique nécessite une coopération entre les 2 thérapeutes, une acceptation de la subjectivité de l'autre, un respect de la construction de l'autre et un accordage (au sens de D. STERN) initial entre les deux intervenants. Nous retrouvons là dans le système thérapeutique ce fragile équilibre entre appartenance à un groupe de référence et affirmation de son identité singulière; tout ce vers quoi tendent la personne alcoolo-dépendante et son entourage.

Nous trouvons au niveau de nos équipes cette même dialectique entre l’appartenance (groupale, professionnelle, institutionnelle, …) et le positionnement professionnel de chacun (qui est forcément à la fois méthodique et subjectif). La multiplicité des approches et des professions permet et nécessite l’ouverture de chacun. Elle s’inscrit dans une approche constructiviste où chacun représente une richesse et une ressource pour l’autre. Ceci sous-tend une formation initiale poussé et performante, mais pas forcément limitée aux seuls psychologues ou psychiatres, bien que la formation dans une de ces professions est certainement un atout indéniable pour évaluer notre propre pratique.

En guise de conclusion provisoire : Nos conceptualisations et nos pratiques s’enrichissent et se transforment en permanence et nécessitent des réajustements perpétuels par des formations ou autres mises en question. A. Einstein nous a déjà mis en garde il y a fort longtemps quand il disait : « La théorie détermine ce que nous pouvons observer ». Ne laissons-nous pas enfermer ou aveugler par nos théories, pratiques ou autres évidences. Même cet article est peut-être demain déjà obsolète… D'où l'idée que tout thérapeute n'est jamais qu'un apprenti -thérapeute en devenir perpétuel!

 

Bibliographie

  1. BATESON, G. (1977) Vers une écologie de l’esprit, tomes 1&II, Paris : éditions du Seuil.

  1. BATESON, G. (1977) La cybernétique du « soi » : Une théorie de l’alcoolisme. In G. BATESON. Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris : éditions du Seuil, 225-253.

  1. CAILLE, P. (1989) L’individu dans le système. Genève : Thérapie Familiale, , Vol. 10 N° 3, 205-219.

  1. Caillé, P. (1991) La résonance préexiste-t-elle à la rencontre ? In Y. REY, B. PRIEUR Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale. Paris : ESF, pp 190-191.

  1. CAILLE, P., REY, Y. (1994) Les objets flottants – Au-delà de la parole en thérapie systémique. Paris : E.S.F.

  1. Le moigne, J.-L. (1991) De l’imprévisibilité du complexe à l’organis-action. In Y. REY, B. PRIEUR. Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale. Paris : ESF, 180-182.

  1. Neuburger R. (1991) éthique de changement éthique du choix - Introduction à une thérapie familiale constructiviste. In Y. REY, B. PRIEUR. Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale. Paris : ESF, 105-118.

  1. RUSSEL, B. et Whitehead, A. N. (1910-13) Principia Mathematica. Cambridge: University Press.

  1. SCHWAB, T. (2003). Introduction au jeu de l’oie/loi systémique comme exemple de prise en charge groupale de personnes alcoolo-dépendantes. Dans : Psychologues et Psychologies N° 168 – 2003. Dossier Alcoolisme et psychothérapie groupale.

  1. SCHWAB T. (2006), Fonction et sens de l’alcool en tant que symptôme, conférence tenu lors du colloque Regards croisées sur l’alcoologie 2 de l’IPEC à Forcalquier le 20 Nov. 2006

  1. WATZLAWICK, P., BEAVIN, J-H. et JACKSON, Don D. (1981) Une logique de la communication, Original : WATZLAWICK, P. et al. (1967) Pragmatics of Human Communication. A Study of Interactional Patterns, Pathologies and Paradoxes. New York: W.W. Norton & Company, Inc.

  1. WATZLAWICK, P. (1984) Le verre de bière fatal dans WATZLAWICK, P. Faites vous-même votre malheur. Paris : éditions du Seuil.

 

 

 

 

 

(a) Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie (ANPAA) 04.

thomas.ipec@gmail.com

(b) Intersecteur d’Alcoologie et Toxicodépendances du CH de Digne (La Clé).

tillier@ipec-formation.fr

 

1 Une partie de cet article a été présenté lors du colloque Regards croisées sur l’alcoologie 2 de l’IPEC à Forcalquier le 20 Nov. 2006

2 Pour le lecteur qui souhaite plus de précisions à ce sujet nous renvoyons à notre conférence (tenu lors du précité colloque), intitulé : Fonction et sens de l’alcool en tant que symptôme (SCHWAB 2006) ; disponible sur www.ipec-formation.fr

3 Eléments soulignés aussi de façon humoristique par Watzlawick P. (1984) Le verre de bière fatal.

4 Termes utilisés par P. Caillé et Y. Rey (1994)